Par Tony Cartalucci, le 28 septembre 2015
Seymour
Hersh
Seymour Hersh a pris beaucoup de risques au cours de sa
carrière de journaliste. C’est un véritable journaliste qui a été attaqué,
calomnié et écarté de toutes parts tout simplement parce qu’il résistait pour
ne pas prendre parti.
Lorsqu’il rédigeait des articles sur les atrocités américaines
au Vietnam, il a été qualifié de traître ou pire encore. Avec le temps, Hersh ainsi
que la vérité ont été restaurés et l’importance de son travail d’information du
public, son rôle d’arbitre contre les intérêts particuliers des pouvoirs en
place ont été également récompensés par un Prix Pulitzer.
En 2007, lorsqu’il a révélé les plans de l’administration Bush
d’utiliser les Frères Musulmans et des groupes militants liés à Al Qaida pour
renverser le gouvernement syrien – dont nous voyons les conséquences se
dérouler sous nos yeux – le New Yorker a bien accueilli son travail comme un
message dont ils pensaient qu’il aurait un retentissement favorable auprès du
public libéral*
*au sens américain
d’opposé aux conservateurs (NdT.)
Mais lorsqu’en 2013, Hersh a sorti un papier contredisant la
ligne officielle occidentale concernant une attaque chimique dans les banlieues
de Damas, le New Yorker décida de ne
pas le publier. Son article « Whose Sarin ? » (Le Sarin de
qui ?) a par contre été publié dans la London Review of Books.
L’histoire de Hersh révélant cette information au public et la
manière dont les médias occidentaux ont d’abord essayé de l’empêcher de sortir,
puis de l’enterrer, avant d’essayer de discréditer l’article et Hersh lui-même
est un microcosme de la mort annoncée des médias occidentaux.
Le Dernier Clou final
L’article de Hersh a décrit en détail la manière dont les
dirigeants occidentaux ont manipulé intentionnellement ou même fabriqué de
toutes pièces des renseignements pour justifier une intervention militaire en
Syrie – étrangement similaires aux mensonges destinés à justifier l’invasion et
l’occupation de l’Irak, et l’escalade de la guerre du Vietnam après l’incident
du Golfe du Tonkin.
Cet article a non seulement rempli les trous de la version
officielle concernant l’attaque chimique, il a aidé à saper les faibles
velléités résiduelles en faveur d’une agression militaire occidentale contre la
Syrie basée sur les mensonges propagés par les Etats-Unis et leurs alliés.
Dans l’article suivant de Hersh, « The Red Line and the
Rat Line » (La ligne rouge et la ligne du mensonge), également publié par
la London Review of Books, il a révélé des informations qui non seulement
continuaient à dénoncer les mensonges propagés par les Etats-Unis et leurs
alliés, mais suggérait que le membre de l’OTAN notamment la Turquie et l’allié
privilégié des Etats-Unis qu’est l’Arabie Saoudite, auraient joué un rôle en
fournissant les armes chimiques aux responsables de l’attaque.
Si les articles de Hersh avaient atteint une audience plus
grande et si l’idée de l’Occident apte à concevoir, à perpétrer, puis à tenter d’exploiter
un crime contre l’humanité pour justifier une guerre injuste, avait fait son
chemin, la politique extérieure occidentale aurait été défigurée de façon irrévocable et aurait peut-être
commencé à être démantelée.
Externaliser la
confiance
Les méthodes pour augmenter l’audience des principaux médias
occidentaux de plus en plus discrédités et jugés indignes de confiance sont
devenues très créatives. Avec l’avènement de l’Internet et des médias sociaux,
les tentatives pour produire des contenus électroniques et des sources
d’apparences extérieures permettant de ramener le public qui se détourne
massivement des principaux médias ont fait l’objet d’un rapport politique
complet de la part de l’ancien administrateur du Bureau d’information et des
affaires réglementaires de la Maison Blanche, Cass Sunstein. Le rapport a fait
l’objet d’un article de Salon intitulé
« La proposition d’un confident d’Obama qui donne le
frisson » lequel affirmait :
« Sunstein est d’avis que l’infiltration furtive du
gouvernement devrait s’effectuer en envoyant des agents sous couverture dans
les « forums, réseaux sociaux en ligne, ou même des groupes de discussion réels ».
Il propose également que le gouvernement effectue des paiements en secret à de
soi-disant voix « indépendantes » crédibles pour amplifier les
messages du gouvernement (sur la base du fait que ceux qui ne croient pas les
sources gouvernementales seront plus enclins à écouter ceux qui semblent
indépendants alors qu’ils agissent secrètement sur instruction du
gouvernement).
Ce seront à eux – qui sont essentiellement des menteurs payés
par le gouvernement – que l’Occident aura recours pour enterrer Hersh et les
vestiges du véritable journalisme à l’occidentale.
Les « Voix
crédibles indépendantes »
L’ex-fonctionnaire au chômage basé au Royaume-Uni, Eliot
Higgins, avait créé et tenait un blog populaire montrant des photos et des
vidéos du conflit syrien. Des journalistes et analystes de tous bords
utilisaient ses documents comme une espèce « d’encyclopédie en temps de
guerre ». Bien que Higgins n’avait aucune qualification ou formation
spécifique en matière de guerre, de géopolitique ou d’armes, il disposait
d’énormément de temps. Ce temps il le consacrait à analyser et segmenter les
médias sur son blog.
Cependant, il n’a pas fallu longtemps avant que les médias
occidentaux ne l’approchent dans le but de lui faire jouer le rôle de
« voix crédible indépendante ». Qu’Eliot Higgins ait fait ou non
l’objet de « paiements secrets » durant cette période, il est
maintenant évident qu’il a été approché et souhaitait entrer en contact avec
ceux qui voulaient le payer pour ses services et qu’à partir de ce moment-là
son travail a été doublement partial et malhonnête.
Higgins avait son propre « expert en armement », Dan
Kaszeta, qui est soit propriétaire ou bien associé à de multiples sociétés de «
conseil » douteuses. Ensemble depuis le début, Higgins et Kaszeta ont fait
prévaloir le discours de l’Occident que le gouvernement syrien était coupable
d’utiliser des munitions remplies d’agents innervants devant les yeux des
inspecteurs des Nations Unies présents à Damas.
Utilisant ce qu’ils appelaient collectivement « les
renseignements disponibles non confidentiels » - en regardant les vidéos
sur YouTube et en consultant Google Earth – ils ont prétendu que le genre de
roquettes et d’agents innervants utilisés ne pouvait avoir été utilisés que par
le gouvernement syrien.
Hersh a contesté ces affirmations dans ses deux rapports et
dans des interviews en faisant remarquer que les roquettes étaient grossières
et pouvaient être facilement fabriquées localement, alors que la production de
gaz innervant – qui provenait certainement d’un état – pouvait avoir été faite,
soit en Turquie ou en Arabie Saoudite ou avec l’assistance d’un de ces deux
pays, pour être ensuite déployés en Syrie.
Jusqu’aujourd’hui, la conclusion officielle des Nations Unies
est qu’il existe des « preuves évidentes et convaincantes » que les
roquettes contenant du gaz innervant ont été lancées depuis les banlieues de
Damas – sans désigner de coupable, et sans indiquer la provenance des roquettes
ou des gaz innervants.
Higgins et Kaszeta, cités dans le Guardian de Londres et le
Foreign Policy Magazine, s’en prendront directement aux affirmations de Hersh
en s’appuyant sur des vidéos YouTube et des rapports des Nations Unies pour
prouver que le gouvernement syrien possédait le genre de roquettes et l’agent
innervant utilisés dans l’attaque – en omettant de se poser une question
cruciale – et si l’attaque était destinée
à ressembler à un acte du gouvernement syrien.
En réalité, tout ce que Higgins et Kaszeta ont prouvé, c’est
que quel que soit l’auteur de l’attaque – qui n’avait pour seul objectif que de
fournir une justification aux Etats-Unis et leurs alliés pour une intervention
directe – il s’est donné beaucoup de mal pour la faire ressembler à un acte du
gouvernement syrien. Ils appuyaient toute leur argumentation sur le fait que
l’Occident n’entreprendrait pas – pour une raison inconnue –
une simulation d’attaque pour justifier une guerre qu’il voulait faire mais
pour laquelle il n’avait aucune justification.
La réfutation de Higgins et Kaszeta était une condamnation
cinglante, non seulement de Hersh, mais également du journalisme traditionnel
en général. Brian Whitaker, du Guardian de Londres s’est fendu d’un article
intitulé « En enquêtant sur les armes chimiques en Syrie
– Seymour Hersh et Brown Moses avancent de pair dans leurs
affirmations :
Tout en cherchant à ranimer le débat sur « qui est
l’auteur » concernant les armes chimiques, l’article de Hersh révèle
involontairement énormément de choses sur la nature changeante du journalisme
d’investigation. Hersh fait partie de la vieille école. Il fonctionne selon un
mode de contacts personnels – souvent des sources anonymes bien placées passant
des bribes d’information autour desquelles il construit un article qui met en
cause la version officielle.
Ce style de journalisme a certainement sa place, mais à l’ère
de l’internet c’est une place qui va en diminuant – comme le travail basé sur
le net de Higgins et d’autres ne cesse de le montrer.
C’est un point de débat sur lequel Higgins lui-même
insisterait dans l’espace que lui consacre le Foreign Policy magazine – que le
journalisme traditionnel se basant sur des sources réelles est dépassé, alors
que l’armée de Cass Sunstein composée de « voix crédibles
indépendantes » représente l’avenir.
Justification
Un accord conclu par l’intermédiaire de la Russie, qui a
permis de sortir la totalité des stocks d’armes chimiques de la Syrie sous la
supervision des Nations Unies, signifie qu’il ne reste plus d’armes chimiques
que le gouvernement syrien puisse utiliser (ou puisse être accusé d’utiliser),
ni d’armes chimiques dont les terroristes qui combattent le gouvernement syrien
pourraient s’emparer et utiliser.
Pourtant sur la frontière de la Turquie – le pays que Hersh a
suspecté être à l’origine de l’attaque au gaz en 2013 – des terroristes du
soi-disant « Etat Islamique » (EIIL) ont apparemment fait usage
d’armes chimiques.
Les premiers rapports font état de l’usage de gaz moutarde –
un agent vésicant. Tout comme les gaz innervants, la production et le
déploiement de ce genre d’armes exigent les ressources d’un état.
Les médias occidentaux, se sont efforcés d’expliquer comment
l’EI a acquis ces armes, en développant une théorie selon laquelle des armes
sorties de la Syrie auraient abouti dans les mains de l’EI. La présence d’armes
chimiques dans le nord de la Syrie et de l’Irak est la preuve de ce que Hersh
avait supposé, des armes chimiques sont fournies aux terroristes opérant en
Syrie soit par la Turquie ou l’Arabie Saoudite, ou les deux.
Avec ces évolutions récentes, des années de mensonges de
Higgins et Kaszeta ont été révélées au grand jour, justifiant les propos du
journaliste récompensé Seymour Hersh et les méthodes traditionnelles du journalisme
qu’il avait employées pour tirer ses conclusions. Elles révèlent aussi l’armée
de « voix crédibles indépendantes » de Sunstein comme n’étant qu’une
facette de plus de la caisse de résonance des mensonges des médias occidentaux maintenant
discrédités et ayant perdu toute la confiance du public.
Dans une tentative de recueillir l’opinion de Higgins et
Kaszeta sur les fournisseurs d’armes chimiques de l’EI, Kaszeta a répondu en
disant « les hommes-lézards ». Higgins a décliné tout commentaire.
Lorsqu’on leur a demandé si l’un d’entre eux voulait s’excuser auprès de Hersh,
Kaszeta a répondu sans explication : « C’est Hersh qui me doit
des excuses, maintenant dégagez espèce de pourriture inutile ».
On pourrait s’attendre à un plus haut niveau de professionnalisme
et à un débat civilisé de la part « d’experts » à qui se réfèrent
souvent les médias occidentaux non seulement à propos de la Syrie mais
également de l’Ukraine, où Eliot propose maintenant sa « voix crédible
indépendante » sur le crash du vol MH 17. Cependant, maintenant qu’il est
reconnu qu’il est employé par des groupes de réflexion et des agences de
consultants, Higgins n’est plus une « voix indépendante », et au
regard de sa tromperie intentionnelle et non avouée concernant la Syrie, il n’est
plus non plus une voix « crédible ».
L’expérience ratée de
Sunstein
L’utilisation d’armes chimiques n’a jamais été un moyen
efficace de mener une guerre. Au-delà de leur impact psychologique, les armes
conventionnelles se sont révélées comme un moyen bien plus efficace pour mener
une guerre et la gagner.
Au cours des 8 années de guerre mortelle entre l’Irak et
l’Iran, des armes chimiques ont été utilisées, y compris des gaz innervants.
Pourtant un document produit par le Corps des Marines américain intitulé :
« Les leçons à tirer de la guerre Iran-Irak » sous « l’annexe
B : Armes chimiques » a révélé que moins de 2-3% de toutes les pertes
ont été provoquées par la guerre chimique. Le rapport a conclu que même l’usage
à grande échelle d’armes chimiques procurait peu d’avantages à un des camps et
suggère que des attaques menées avec ce genre d’armes requièrent des conditions
météorologiques et géographiques parfaites pour un avantage limité. A une
petite échelle, l’usage d’armes chimiques serait
tactiquement et stratégiquement sans effet – sauf si elles sont utilisées dans le but
d’en accuser votre ennemi afin d’élargir le conflit.
De la même manière, abattre un avion de ligne au-dessus de
l’Ukraine n’apporte aucun avantage à l’une des parties en guerre à moins bien
sûr que ce ne soit pour en accuser leur ennemi et justifier une extension des
hostilités. Discerner cette logique est une affaire de critique de la pensée - ce
qui est la cause première de la désaffection du public pour les médias occidentaux.
La croyance erronée de Sunstein que ceux qui prenaient leurs distances avec les
médias occidentaux pouvaient être aussi facilement abusés que ceux qui
continuaient de les regarder et la raison pour laquelle des gens comme Higgins
ont fini par être exclus des médias indépendants et l’a renvoyé dans l’abysse
du système qui l’a coopté et utilisé.
Pour ce qui est de Hersh, il a prouvé que son dévouement pour la
vérité même si elle est impopulaire est un prix peu élevé à payer pour garder
sa dignité. La dérision et les accusations de ceux qui n’ont pas de dignité
s’évanouissent, alors que la vérité demeure. Lorsque la vérité que Hersh a mise
en évidence, dissimulée sous les mensonges, a fait surface aux yeux de tous, la
justification a mis en lumière aussi le comportement de personnes comme Higgins
et Kaszeta.
Privés des apparences de légitimité et de professionnalisme,
ces deux là sont réduits à de vulgaires versions miniatures du système corrompu
qui les a créés. Sans prendre conscience que leurs propres créations de
mensonges de « consultants » déclinaient chez ceux-là même qui les
avaient recrutés, non en raison de leur talent, mais parce qu’ils étaient
disposés à faire ce que ceux qui avaient de la dignité refusaient de faire, ils
vont probablement poursuivre leur travail ignoble. Mais tout comme les grands
médias qui avaient en tout premier désespérément besoin de leurs « voix
crédibles indépendantes », de moins en moins de gens vont les écouter et
les lire.
Tony Cartalucci, chercheur et écrivain en géopolitique basé à
Bangkok, principalement pour le magazine en ligne « New Eastern
Outlook ».
Traduction Patrick T rev Isabelle
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